jeudi 1 mars 2018

#RMNA 2018 - Episode 3 : Chrétien, entre soulagement et incompréhension

Troisième article de la première saison de #RMNA – Raconte-Moi Nos Ancêtres. Le principe est simple:  prendre une année comme point de départ d'une saga ou d'une série d'articles. Pour cette saison, notre point de départ à tous est l'année 1918.

Pour les deux premiers épisodes, vous avez découvert les parcours de mon arrière-grand-père, Pierre HOURTE et celui de Paul JOHANNES, tous les deux français de cœur. Cette semaine, je vous propose d'entrer un peu plus dans la complexité de la situation de la Moselle en 1918, au travers du parcours de mon arrière-grand-père paternel, Chrétien BECKERICH. Il vivait dans la partie "germanophone" de la Moselle, et comme beaucoup, il a assez mal vécu les méthodes employées par le nouveau pouvoir pour franciser à tout prix la région...



Des retrouvailles et des questions

Rimelingen (Rimling) - décembre 1918

Après 4 ans de combats, la guerre est belle est bien terminée. En ce mois de décembre 1918, les familles de Moselle s'apprêtent à célébrer Noël : le premier Noël français depuis plus de quarante ans. Si pour certains cet évènement est riche de symboles, pour d'autres, le temps incite plus aux questionnements et aux inquiétudes.


A Rimling, Chrétien Beckerich est en visite chez un ami. Les deux hommes sont attablés et parlent
en "Platt", leur langue natale, également appelée francique rhénan :
(La plupart des mots sont ici traduits en français) 

"- Chrétien, je suis bien heureux de te voir. Tu as eu de la chance de revenir en vie après ces quatre années de guerre !
- Ja ja. D'autres n'ont pas eu cette chance. Dreck macht speck ! On m'a dit que mon cousin Nicolas est mort dans un hôpital militaire à Sarrebrück au début de l'année. Je suis très triste car Nicolas était comme mon frère."

Après un moment de silence, Chrétien s'empare du journal qui était posé sur la table :

"- Un journal en français... il parait que l'on veut nous obliger à parler en français ?
- Ja. J'ai entendu cela. Je suis bien incapable d'aligner la moindre phrase. Les français veulent nous faire oublier l'allemand.
- Mais nous ne parlons pas allemand !
- Eux considèrent que si. Les français de l'intérieur voient d'un mauvais œil tous ceux qui parlent une langue qui ressemble de près ou de loin à l'allemand!"
Nouveau moment de silence. Chrétien semble inquiet. Certes, la guerre était terminée et l'Allemagne, que la plupart souhaitait voir perdre, était vaincue. Pourtant, rien n'est simple. Chrétien reprend la conversation :
"- Je ne sais pas trop ce qui va nous arriver avec tout ça...
- Moi non plus. J'étais heureux de la victoire de la France, j'étais présent à l'arrivée des soldats français à Bitche, il y a quelques semaines, mais tout ça... ça prend une tournure qui ne me plaît pas...
- Finalement, qui sommes-nous ? des allemands ou des français ?
- Je ne sais pas Chrétien... je ne sais pas".
La scène se termine sur ces mots et ces doutes...

Petite biographie de Chrétien BECKERICH


Chrétien BECKERICH (années 1920)
Chrétien BECKERICH (ou BECKRICH) est le père de ma grand-mère paternelle. Enfant naturel de Jeanne BECKERICH, il est né le 10 mai 1891 à Rimling. Jeanne ne le gardera pas et le confiera à son frère Jean et son épouse qui vivaient à Rimling.

Au début de la première guerre mondiale, Chrétien est enrôlé dès la mobilisation générale du 3 août 1914 au sein du 8ème Régiment de Réserve d'Artillerie à Pieds Bavarois. Pendant toute la durée de la guerre, il combat dans la même unité et enchaîne les batailles: Verdun en 1914, Champagne en 1915, à nouveau Verdun en 1916, Reims en 1917 et Champagne en 1918.

Enfin, le 11 novembre 1918, Chrétien est démobilisé. Comme de nombreux alsaciens-mosellans, il rentre au pays, sans savoir ce qu'il adviendra du statut de la Moselle et de l'Alsace.

Quelques mois plus tard, il se marie à Montbronn avec Madeleine MEYER et part s'installer à Clouange (Moselle), sans doute pour trouver un travail. Il devient serrurier. Trois enfants naîtront à Clouange dont ma grand-mère. Au début des années 1930, toute la famille revient s'installer à Rimling, jusqu'en 1939.

Cette année 1939 marque le début de la seconde guerre mondiale. Dès le 1er septembre, le maire de Rimling reçoit l’ordre d’évacuation. Pas question de traîner, car le délai est court… Les habitants disposent de deux petites heures pour emmener l’essentiel. La famille part alors pour la commune de Bassac, située en Charentes. Après plusieurs mois, les Rimlingoies retournent dans le village, qui était alors annexé par les allemands (1). C'est en 1942, pendant la guerre, que ma grand-mère se marie avec mon grand-père.

Après le débarquement de 1944, les troupes alliées avancent et gagnent le Bitcherland (Pays de Bitche) à la fin de l'année. Après plusieurs mois d’âpres combats, Rimling est enfin libérée et toute la famille redevient définitivement française.

Madeleine meurt quelques années après la fin de la guerre, en 1949. Chrétien vivra quand à lui jusqu'à l'âge de 85 ans.

Les changements brutaux demandés aux mosellans de culture et de langue germanique


Comme je le précisais dans mon premier article, les alsaciens et les mosellans vivent dans une grande incertitude après le 11 novembre 1918. Après l'euphorie de la victoire de la France, la morosité et le désenchantement s'installent. Tout comme Chrétien Beckerich, les mosellans germanophones se voient contraints de parler une langue qui ne connaissent pas. Ainsi, le département de la Moselle fait l'objet d'une francisation "radicale", au risque de bousculer la population germanophone qui n'avait jamais parlé le français (pas même avant 1870). Le français devient ainsi la langue exclusive de l'éducation, même si une circulaire de 1919 tolère l'usage de l'allemand.



La frontière linguistique en Moselle (Source : Wikipédia)


En effet, un des premiers malentendus est né dans les régions germanophones car les français croyaient que la grande majorité de l'usage de l'allemand datait de l'annexion de 1871. Or, le parler "allemand" ou plutôt le francique rhénan, remonte à plus de 15 siècles d'histoire. A Saint-Avold, on ne parlait le français que dans la bourgeoisie ! (2).

Finalement, au delà de la langue, c'est toute une culture et une identité propre que les mosellans ont du abandonner au nom des valeurs et de l'universalisme de la France.

Après la fin de la guerre, des grèves éclatent dans les mines et usines sidérurgiques. D'abord motivées par des revendications sociales, elles revêtent de plus en plus un caractère politique pour la reconnaissance de la qualité des Alsaciens-Mosellans, considérés comme des français de seconde zone (3). Il est vrai qu'à Paris, on se méfie de la population locale et on préfère installer des "français de l'intérieur" aux postes clefs. Les Mosellans ont le sentiment d'être des citoyens de seconde zone dans leur propre pays (4).

Le retour à la France de la Moselle et de l'Alsace n'a pas été sans difficulté. Pour beaucoup, elle a été synonyme de profonds changements et d'un apprentissage d'une langue et d'une culture méconnues. Ce moment a, dit-on, beaucoup marqué mon arrière-grand-père.

Sources :

(1) L'histoire de Rimling, à lire sur le site internet de la commune : http://www.rimling.fr/les-malheurs-de-la-guerre.html
(2) Becker Bernard. Novembre 1918 : Les Naboriens redeviennent français. (Société d’Histoire du Pays Naborien). En ligne : http://www.shpn.fr/page149/page149.html
(3) ASCOMEMO, 2007. Le retour de la Moselle à la France 1918-1919. Collection Mémoire en Image. Editions Sutton. 96p.
(4) Jean-François THULL, 1918 – 2008 : 90e anniversaire du retour de la Moselle à la France, Les Cahiers Lorrains, 2008, N. 3-4, pp. 76-79.

2 commentaires:

  1. Il devait être bien compliqué pour les Mosellans de s’adapter à cette nouvelle vie d’après guerre, après l’espoir de paix, le désenchantement a du bouleverser leurs vies.

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    1. Merci pour ton commentaire ! Plus je lis et je travaille sur cette période, plus je me rends compte que la situation a été assez difficile à partir de 1918 en Moselle et en Alsace !

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