jeudi 22 février 2018

#RMNA 2018 - Episode 2 : Paul et son amour de la France

Deuxième article de la première saison de #RMNA – Raconte-Moi Nos Ancêtres. Le principe est simple:  prendre une année comme point de départ d'une saga ou d'une série d'articles. Pour cette saison, notre point de départ à tous est l'année 1918.

Après le parcours de mon arrière-grand-père et de mon grand-père, je vous propose de découvrir un autre point de vue de ces mosellans qui ont combattu sous l'uniforme allemand en 1914-1918. Voici le destin de Paul JOHANNES, cousin par alliance de mon arrière-grand-père, pour qui, l'amour de la France et "l'esprit de 1918" le conduiront s'engager pour sa patrie en 1939.

Deux soldats à la fin de la guerre


Mercredi 19 juillet 1918

Au petit matin, couchés sur un abri de repos, deux soldats habillés en uniforme allemand Feldgrau* échangent quelques mots. Ils sont au milieu de la forêt de Bazancourt dans la Marne. Ils parlent en français :
 - On n’a pas idée de venir au monde un 14 juillet, mon cher Paul ! Quel anniversaire, pour une fête nationale, pauvres aïeuls !
- Tu es difficile, mon vieux Georges. Ça n’a pourtant pas manqué de feux d’artifice, ni de gâteries, ni d’honneurs. Ils t’ont servi, signe de grands jours, la « Eiserne Portion » (vivres de réserve) ! 
Ceux qui se laissent ainsi aller à la raillerie sont deux jeunes « Malgré-Eux » lorrains.
- Regarde ce que j’écris à maman. 
Georges prend la carte postale que lui tend Paul et y lit : « Ma bonne maman ! Nous venons de fêter avec joie mon 19e anniversaire ; joie d’autant plus grande que la guerre me semble gagnée et qu’à cette allure, elle doit finir bientôt… Je continue à rester prudent… ».
- Tu ne manques pas de culot de mettre ça sur une carte postale ! 
Puis les deux camarades se regardent longuement, les yeux brillants. Devant eux, sur cette terre de Champagne à l’aspect funeste et désolé, monte, à mesure que leurs souffrances vont grandissant, les premières lueurs de la délivrance.

Dimanche 10 novembre 1918

Une agitation bouleverse les troupes. Paul et Georges se trouvent à côté de Sedan. Exténués, vidés, ils se sont blottis contre les ruines d’une ferme. Leur cœur bat à se rompre : d’après un renseignement venu du bureau du régiment, les Alsaciens-Lorrains doivent être renvoyés dans leurs foyers dès demain…

Cependant, les éclairs des canons et ceux des obus continuent à illuminer la nuit. Le matin, le régiment se replie enfin, mais tout à coup, un fracas formidable : les obus tombent lourdement.
- Aïe ! Je suis touché, gémit Georges en portant la main sur sa poitrine. Ne m’abandonne pas … Paul… Ce n’est pas possible de mourir maintenant… 
Paul traine Georges derrière un pan de mur. Il le déshabille avec précaution. Déjà un filet de sang s’échappe de sa bouche.
- Ouvre mon portefeuille, Paul… déchire la doublure que tu connais… 
Georges en retire le petit drapeau bleu-blanc-rouge du Sacré-Cœur rapporté d’un pèlerinage à Lourdes, le serre sur sa poitrine, puis il contemple avec douleur, les photographies des êtres qui lui sont chers. « Maman… pauvre maman ! » Un nouveau flot de sang s’échappe de sa bouche. C’est fini.

Paul essuie sur ses joues creuses les larmes qui tombent entre ses mains tremblantes. Les nerfs épuisés, il sent ses jambes se dérober sous lui.

Peu après, Paul reprend conscience de son état. Il se dresse et aperçoit un groupe de cavaliers venant dans sa direction. Ce sont des officiers français. Ils s’arrêtent.
- Voyons, tu ne peux pas te décider à partir et quitter la France ? l’interpelle par surprise le premier cavalier.
- Non, Monsieur, je suis resté à côté de mon malheureux camarade. 
Les regards des officiers se portent sur ce pauvre petit corps. Ils aperçoivent avec stupeur les couleurs de la France sur sa poitrine.
- Mais qui êtes-vous ? 
Paul conte son histoire. Une profonde émotion gagne tout le monde. Les officiers français mettent pied à terre et saluent l’une des dernières victimes de la catastrophe de 1871 qui, 48 ans après, avait gardé intact et pur l’amour de la France.

Pressant Paul sur son cœur, le chef du groupe, un colonel s’écrie : « Vos pères ont eu le malheur de succomber sur cette terre de Sedan, d’être arrachés à leur patrie. Ils sont enfin vengés. Vos chaines sont rompues ».

Ce passage est adapté d’un texte écrit par Paul JOHANNES en 1934 dans la Voix du Combattant du 10 novembre 1934. Il traduit avec émotion la place que le France tenait dans son cœur ainsi que pour beaucoup d’alsaciens et de mosellans pendant la première guerre mondiale.


Le destin de Paul JOHANNES

 

L'entre-deux guerre

L’esprit de 1918, celui de la victoire et du retour à la France, va nourrir bon nombre de mosellans et d’alsaciens durant toute leur vie. Le destin de Paul JOHANNES en est un excellent témoignage.

Paul JOHANNES (Source : Gallica)
Paul est né le 14 juillet 1899 à Distroff, en Moselle. Il est le fils de Jacques JOHANNES, propriétaire de l’Usine de Chaux de Distroff et d’Elisabeth DUMONT. Après la première guerre mondiale, Paul prend la suite de l’entreprise de son père. Il se marie en avril 1924 avec Gabrielle HOURTE, fille du banquier Jean HOURTE de Thionville et d’Elise PALS. Gabrielle est ainsi la cousine germaine de Pierre HOURTE, mon arrière-grand-père, qui a fait l’objet du premier #RMNA.

Neuf mois plus tard, en janvier 1925, Gabrielle donne naissance à un fils, Jean-Jacques. Mais la joie de cette jeune famille sera de courte durée car Gabrielle meurt le 6 janvier 1927. Paul se marie en secondes noces avec Marie-Thérèse BOSMENT, originaire de Hayange.

Après la première guerre mondiale, Paul va s’investir dans l’Union Nationales des Combattants de la Moselle où il devient secrétaire-trésorier dans les années 1930. Il n’aura de cesse de faire valoir la mémoire des soldats « Malgré-Eux » et l’esprit de 1918.

Les bouleversements de la seconde guerre mondiale.



A la veille de la seconde guerre mondiale, Paul est installé à Mondelange où il est directeur de Cimenterie. Son fils, Jean-Jacques, s'engage en Math Sup. Pourtant, en 1939, la guerre éclate à nouveau. Paul reprend du service au 5ème bureau de l’Etat-Major de l’Armée en tant que Capitaine de Réserve. Sa famille est évacuée dans la région de Neufchâteau (Vosges). Mais la débâcle de 1940 conduit une nouvelle fois à l’Annexion de l’Alsace et de la Moselle. Tant d’efforts en 1918 pour arriver à ça !

Paul est alors affecté à Clermont-Ferrand dans le cadre de la Commission allemande d’armistice. Sa famille rentre à Mondelange en juillet 1940.

Très rapidement, à Clermont-Ferrand, Paul prend part aux réseaux de Résistants et devient Chef de Poste 113 au sein du Réseau S.S.M.S/T.R. (Service de Sécurité Militaire Français). A partir de 1942, il assure le commandement d’un poste important de contre-espionnage en France occupée en établissant la liaison par messages radios entre le Premier Ministre Churchill et le Général Georges. Il est rejoint par son fils ainé, Jean-Jacques, qui entre également dans les services spéciaux.

Pendant ce temps, son épouse est restée à Mondelange. En janvier 1943, elle évacuée avec ses deux enfants en Pologne avant d’être rapatriée grâce à une procédure engagée par sa sœur et son frère. A son retour en Moselle, elle réalise des démarches pour rejoindre Paul. Elle sera expulsée en avril 1943, en même temps que ses parents. Finalement, une grande partie de la famille s’installe en Auvergne. Ainsi, l’oncle et la tante de l’épouse de Paul s'installent à Murol, où ils participent également aux communications dans le cadre du réseau de Résistance du Poste 113.

Malheureusement, en juin 1943, le réseau est dénoncé. Paul, son fils Jean-Jacques ainsi que sa tante Eugénie CLAUDEL, et sa belle-sœur Madeleine BOSMENT sont arrêtés et emprisonnés.
  • Paul est interné puis déporté le 17 janvier 1944 au départ de Compiègne pour arriver le 19 janvier au camp de Dora-Buchenwald (matricule 39691). Il sera libéré en avril 1945. 
  • Jean-Jacques est arrêté le 9 juin 1943 et déporté le 14 janvier 1944 à Buchenwald-Dora. Il est ensuite transféré à Neuengamme et Wöbbelin. Jean-Jacques ne reviendra pas. 
  • Eugénie CLAUDEL et Madeleine BOSMENT sont incarcérées puis partiront le 31 janvier 1944 de Compiègne, dans le convoi que l’on appelle le "convoi des 27000". Elles seront internées dans le camp de Ravensbrück. Madeleine partira au Kommando de Zwodau avant d’être libérée le 7 mai 1945. Eugénie CLAUDEL aura un destin plus sombre, car elle sera gazée à Ravensbrück en avril 1945. 
AD63 - Clermont-Ferrand, Murol. 1943, juin : arrestations et déportations. 1945 908 W 161
 
L’amour de la France, cet esprit de 1918, est resté dans le cœur de Paul. Au risque et au péril de sa vie, ainsi que de celle de sa famille, il s'est engagé pour sa patrie. Paul restera à jamais marqué par ces épreuves et la mort de son fils. Malgré tout, il gardera la fierté d’avoir retrouvé la nationalité française.

Sources :

  • La voix du Combattant, n°797, numéro du 10/11/1934. Union nationale des combattants (Paris). En ligne (Gallica) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62688774
  • Actes d'Etat-Civil sur la vie de Paul JOHANNES (communes de Distroff, Thionville, Hayange) : Archives Départementales de la moselle
  • Dossier des victimes de la seconde guerre mondiale : AD63 - Clermont-Ferrand, Murol. 1943, juin : arrestations et déportations. 1945 908 W 161
  • Liste des personnes déportées : Fondation pour la mémoire de la déportation/Livre Mémorial - En ligne : http://www.bddm.org/liv/index_liv.php
  • Dossier de combattant de Paul JOHANNES - AD57 - 1001W193/2 
  • Biographies des noms gravés sur le Monument de Ramatuelle - Mémorial National AASSDN. Biographie de Jean-Jacques JOHANNES. En ligne : http://www.aassdn.org/araMnbioIa-Jz.html
Dans le prochain épisode, vous découvrirez une nouvelle facette de la complexité de l'histoire de la Moselle après 1918, et notamment les difficultés d'adaptation de la population mosellane germanophone au retour à la France.

samedi 17 février 2018

#RDVAncestral - Quand la folie ressurgit du passé

Ce #RDVAncestral est aujourd'hui un peu particulier, car il n'est pas du tout ce que j'avais prévu initialement. Mais quelques fois, une insomnie peut amener dans les méandres de nos pensées et à imaginer tout autre chose. C'est durant une de ces courtes nuits que la rencontre avec Hubert WALENTIN m'est venue... comme une évidence... comme si c'est lui qui me proposait de le rejoindre... Je vous laisse maintenant à la lecture de mon nouveau RDV Ancestral. 

Dortoir à Maréville (http://pboyer.fr/nancy-hier/)
A mon arrivée, je me situe dans un couloir que je pense être un couloir d’hôpital. Il y a beaucoup d’agitation et j’entends des cris qui viennent d’une des chambres. A ma droite, j’aperçois un dortoir, dans lequel sont alignés des lits. Aucune décoration, si ce n'est un pot de fleur posé sur une petite table. Après quelques instants, une infirmière arrive devant moi et me dit : "Bonjour Monsieur, le docteur Broc vous attend. Veuillez me suivre s’il vous plait".




Je suis donc attendu auprès d’un médecin. Ceci m’étonne beaucoup. Cependant, je l’accompagne sans poser de question, car je serai rapidement fixé sur le motif de cet entretien. Après avoir traversé plusieurs couloirs, nous arrivons devant une porte sur laquelle il est écrit « Docteur Broc – Médecin en chef de la division des hommes (1) ». L’infirmière frappe alors trois coup, ouvre la porte et me laisse entrer. Un homme en blouse blanche est assis à son bureau où sont entassées des chemises en carton que je pense être des dossiers de patients. En me voyant, il se lève et me sert la main :
 "- Bonjour monsieur Dellinger. Permettez-moi de vous remercier d’être venu si vite !
A l’énoncé de mon nom, je reste bouche bée. Comment connait-il mon nom ? En voyant mon étonnement, il reprend la parole :
- Nous vous avons convoqué ce jour pour évoquer le cas du dénommé Jean-Jacques Hubert WALENTIN, communément appelé Hubert WALENTIN, âgé de 48 ans, placé d’office dans notre asile d’aliénés de Maréville depuis le 14 novembre 1869. Vous êtes bien un parent du patient ?
- Oui effectivement.

A sa question, je ne peux qu’acquiescer car je suis un de ses descendants, et donc de parenté. Le docteur Broc ouvre alors un dossier sur lequel je devine effectivement le nom de mon aïeul.

Extrait du registre matricule de l'Hospice de Maréville (AD54 - 1855W493)
 
Le docteur poursuit :
- Bien. Reprenons. Nous avons souhaité vous voir sur demande du patient. Ceci est, je vous l’accorde, un fait exceptionnel, mais devant son insistance, nous avons accepté.
A ce moment précis, je ne sais pas quoi dire. Ce serait donc Hubert lui-même qui aurait demandé à ce que le médecin s’entretienne avec moi ? L’expérience du rendez-vous ancestral me surprendra toujours autant.
- Bien. Le cas de monsieur WALENTIN présente toutes les caractéristiques d’un état de folie caractérisé par des idées de grandeur. Je connais très bien ces troubles que j’ai étudiés pendant ma thèse (2). Depuis que nous le suivons, il continue de prétendre qu’il tient de Jésus-Christ un grand pouvoir médical. Il dit également qu’il aurait cheminé avec lui pendant plusieurs lieues. Vous a-t-il déjà parlé de ses idées excentriques ?
- A vrai dire, non.
- Monsieur, je ne vous cache pas que nous sommes inquiets. Son état se dégrade. Il présente un affaiblissement notable de toutes ces forces physiques. Je crains qu’il soit frappé tôt ou tard d’une paralysie généralisée.

Le diagnostic énoncé par le docteur Broc est sans appel. Mon aïeul présente des troubles importants et j’en suis terriblement peiné. Hubert WALENTIN, charron, marié à Marie Anne PISTER, et qui avait eu 5 enfants… Comment a-t-il pu devenir aliéné ? Ne sachant pas quoi lui répondre, je lui pose la question que tout le monde pose à son médecin :
- Euh... et vous pensez qu’il y a un espoir de guérison ?
- Ces cas présentent malheureusement peu d’évolutions positives, il est en effet…" 
Notre discussion est interrompue.

L’infirmière qui m’avait amené jusqu’ici frappe à nouveau à la porte, elle entre et déclare au docteur que le patient WALENTIN nous attend dans la salle d’auscultation. A ces mots, le médecin me demande de le suivre. En déambulant dans les couloirs de l'hôpital, je suis mêlé de sentiments très étranges. Je suis à la fois heureux de pouvoir rencontrer mon aïeul, mais j’appréhende. Comment vais-je réagir ? Pourquoi veut-il me voir ? Et comment se fait-il qu’il me connaisse ? Je commence à ressentir un point au niveau de l’estomac. Le stress me gagne.

Nous entrons enfin dans la salle d’auscultation. Hubert est debout. Il est vêtu d’une sorte de chemise de nuit blanche. Ses cheveux bruns sont en bataille et il semble fatigué. Je reconnais ses traits de visage : le nez et la bouche sont effectivement un caractère physique que je reconnais chez les WALENTIN. De chaque côté, deux infirmiers le maintiennent, tel deux gendarmes qui viennent d’attraper un malfrat. A mon arrivée, Hubert esquisse un sourire, comme s’il venait de voir un ami ou un membre de sa famille. Le docteur Broc reprend la parole :
- Bonjour monsieur WALENTIN. Voici l’homme dont vous nous avez parlé. Le reconnaissez-vous ?
- Oui, je le reconnais. Il se nomme Sébastien et nous avons un rendez-vous aujourd’hui! C'est moi qui lui ai demandé de venir !
Je suis estomaqué. Sa réponse arrive comme un électrochoc. Il me connaît et connait le motif de ma venue. Est-ce son état, que l’on qualifie de folie, qui lui permet de savoir l’identité du visiteur du RDV Ancestral ? Pendant que je divague dans mes pensées, le docteur poursuit ses propos:
- Bien, continuons. Monsieur Valentin, est-ce que vous maintenez que vous avez cheminé avec le Christ pendant plusieurs lieues ?
- Oui, je le maintiens. Et je ne suis pas fou ! 
A ce moment, Hubert se tourne et m’interpelle :
- Sébastien, vous savez qui je suis ! Vous connaissez la famille ! Vous l’avez vu dans vos recherches ! mes descendants ne sont pas fous ! et vous non plus ! Vous le savez, vous qui venez de l’avenir !
- Monsieur Valentin ! Voyons ! Cessez vos propos qui n’ont pas de sens ! 

Je suis dans l’embarras. Je ne peux pas dire la vérité au médecin au risque d’être moi aussi enfermé. Pourtant, je ne veux pas laisser Hubert dans cette confusion. En avocat de mon ancêtre, je lui réponds:
- Docteur, il y a une part de vérité dans ce que dit Hubert. Ne lui en tenez pas rigueur. Il y a dans tous nos esprits une part de rêves ou de folie. Hubert a ses propres rêves et ses propres réalités. Même si les deux se confondent dans sa tête, il n’en reste pas moins un homme, avec ses qualités et ses défauts. Un homme qui a eu un métier, une femme, des enfants. Un homme qui a été apprécié par ses proches. Traitez-le en homme. 
Voyant que le médecin ne comprend pas vraiment la situation, Hubert se retourne à nouveau vers moi et me dit: « Ce n’est pas grave, on aura quand même essayé ! ».

Sous les ordres du médecin, les deux infirmiers prennent Hubert à chaque bras pour l’emmener dans son dortoir. En sortant, Hubert me sourit à nouveau et je l’entends encore me crier « Ce n’est pas grave Sébastien, on aura essayé ! On se reverra mon p’tit gars, on se reverra à un prochain RDV Ancestral ! ».

La scène avec Hubert s’arrête ici. Le médecin et l’infirmière me raccompagnent en silence, me saluent et me laissent seul devant l’immense porte d’entrée de l’hôpital de Maréville. En attendant mon retour, je m’assoie au pied d'un arbre. Cette nouvelle expérience m’a totalement épuisé. J’ai été pendant un instant en face de la dure réalité de mon histoire familiale, sans filtre. Le RDV Ancestral crée des ponts et ouvre des chemins entre les générations. Il nous faut accepter le bon comme le moins bon. Hubert savait qui j’étais et connaissait vraisemblablement les circonstances de ma visite. Finalement, je me demande s’il est aussi fou que cela…

L'entrée de l'asile de Maréville (Source : Delcampe.net)


Sources et documents :

(1) Le Docteur Broc sera médecin en chef de la division des hommes de l’Asile de Maréville jusqu’en 1870, date où il sera promu Directeur de l’Asile de Bonneval. Il sera remplacé par le Docteur Bécoulet (Annales médico-psychologiques. Journal de l’aliénation mentale et de la médecine légale des Aliénés, Masson, 1870, Paris).
(2) GARNIER Paul-Emile, 1878. Des idées de grandeur dans le délire des persécutions. Paris : V.A. Delahaye.

Autres sources utilisées pour ce RDV Ancestral :

  • Arch. Dept. de la Moselle : Registre matricule de la population de l'Hospice St-Nicolas de Metz pour l'année 1869 (AD57 - 1HD/F29/35)
  • Arch. Dept. de la Moselle : Ensemble des actes d'état-civil relatifs à la famille de Hubert WALENTIN.
  • Arch. Dept. de Meurthe-et-Moselle : Registre matricule des hommes aliénés à Maréville. Dossier de Jean-Jacques-Hubert VALENTIN (AD54 - 1855W493)

jeudi 15 février 2018

#RMNA 2018 - Episode 1 : Pierre et son fils, un destin qui se répète

Voici le premier article de la première saison de #RMNA – Raconte-Moi Nos Ancêtres. Le principe est simple:  prendre une année comme point de départ d'une saga ou d'une série d'articles. Pour cette saison, notre point de départ à tous est l'année 1918.
J'ai choisi de vous présenter le parcours de quatre ancêtres ou collatéraux. Quatre parcours différents de soldats mosellans, qui ont combattu avec l'uniforme allemand, et pour lesquels la fin de la Grande Guerre a eu un impact important dans la suite de leur vie. Pour démarrer, je vous propose de partir à la rencontre de Pierre HOURTE, dont j'ai déjà relaté son parcours dans l'armée allemande de 1916 à 1918. Découvrons aujourd'hui son destin après 1918.

Tranche de vie : le retour au pays d'un fils tant attendu


Pierre HOURTE (Coll. Pers)
Nous sommes fin 1918. Le jour exact n'est pas certain mais peu importe. En cette matinée, les parents de Pierre tournent en rond. Dans sa dernière lettre, leur fils avait annoncé qu'il devait rentrer de Berlin. Des mois qu'ils ne l'ont pas vu. Certes, ils ont eu des nouvelles grâce aux courriers, mais la présence de leur enfant leur était bien plus importante. Sur les photographies qu'ils ont reçues, ils ont vu Pierre devenir un homme. Plus posé, sans doute assagi, il porte désormais la moustache. On lui donne cinq ans de plus, pourtant il n'est parti que depuis près de deux ans maintenant.

Enfin le voilà. A son arrivée, Pierre embrasse ses parents. Il a un mot de réconfort pour sa mère, Catherine, elle qui se fait facilement du souci. Elle avait besoin de cela : voir son fils, le sentir, le toucher. Il est bien en vie et en bonne santé, et c'est le principal.

Catherine lui sert un café. A la ferme, rien n'a beaucoup changé. Pourtant, pour les parents de Pierre, les tâches quotidiennes deviennent chaque jour un peu plus difficiles. À 67 ans, son père a de plus en plus de mal à manier la charrue. Pierre sait qu'ils ont de plus en plus de mal à exploiter la ferme familiale.

Après avoir discuté des nouvelles du village et des personnes qu'ils connaissent, Pierre se fait plus solennel. Il se racle la gorge et annonce à ses parents :

" Je dois vous annoncer une nouvelle.
La guerre m'a beaucoup fait réfléchir. Sur le front, j'ai vu partir beaucoup de mes camarades. J'ai appris que la vie n'est pas éternelle et que nous devons profiter de chaque instant. Je sais que les travaux de la ferme deviennent de plus en plus difficiles pour vous. Vos forces s'amenuisent et vous avez besoin de bras. C'est pour tout cela que j'ai décidé d'arrêter mes études au séminaire de Metz. Je vais rester ici, avec vous, pour vous aider. "
Après cette déclaration, sa mère lui prend sa main, sans dire un mot. Elle regarde son fils et semble approuver sa décision. Pierre reprend alors :

" La guerre m'a aussi amené à réfléchir sur mon avenir. Je ne me sens pas de rester seul toute ma vie, et j'éprouve désormais le besoin de fonder une famille, d'avoir des enfants. Vous savez, après réflexion, je pense qu'il est bien plus agréable d'avoir au pied de son lit deux paires de chaussons !".
La guerre avait transformé Pierre. Dans ma famille, on disait de lui qu'il était brillant. Il avait appris à jouer du violon et parlait un allemand et un français parfait. Certes, il aurait pu faire de longues études, devenir prêtre ou alors apprendre un métier. Mais la réalité de la vie et l'expérience de la guerre lui ont fait prendre une toute autre décision.

La une de l'Est-Républicain, le 12/11/1918 (Source : Le Kiosque Lorrain)

La vie de Pierre après 1918

Carte d'identité de Céline NEISSE.

Après le 11 novembre 1918, les alsaciens et les mosellans vivent dans une grande incertitude. Après quelques semaines d'allégresse, la morosité et le désenchantement s'installent (1). La population germanophone se voit contrainte de parler une langue qui ne connaissent pas. Dans les villes et les administrations, les allemands qui s'étaient installés depuis près de 40 ans sont renvoyés en Allemagne, avec humiliation et mesures vexatoires. A Paris, on se méfie de la population locale et on préfère installer des "français de l'intérieur" aux postes clefs. Les Mosellans ont le sentiment d'être des citoyens de seconde zone dans leur propre pays (2). En décembre 1918, des cartes d'identités spécifiques sont créées pour les mosellans qui, officiellement, ne sont pas encore français. Pierre reçoit une carte de type "A" qui est donnée aux mosellans nés en France ou en Alsace-Moselle.


A Vinsberg, malgré ces grands bouleversements, la vie et les occupations de la journée ne changent guère. Comme il l'avait annoncé, Pierre prend part aux travaux de la ferme. Quelques mois après son retour, il fréquente Céline NEISSE. Céline n'est pas une inconnue puisqu'ils ont tous les deux le même âge et ils habitent à quelques centaines de mètres l'un de l'autre.

Céline et Pierre se marient en novembre 1921 à la mairie de Volstroff, puis à l'église Saint-Martin de Metz. Moins de deux ans plus tard, Céline met au monde leur fils, Pierre, mon grand-père (Pour la suite de cette histoire, je l’appellerai par son surnom "Pierrot", ce sera plus commode pour différencier le père et le fils!).

Céline NEISSE (Coll.Pers).
Céline est une femme avec un fort caractère et très travailleuse dit-on. C'est d'ailleurs elle qui mène la ferme, conduit les troupeaux ou va chercher de l'eau au puits. A la fin du mois de juillet 1926, le père de Pierre disparaît et quelques mois plus tard, en janvier 1927, c'est au tour de Céline. Au début de l'année, Céline attrape froid, mais malgré son état, elle veut continuer à travailler. Son entêtement va bientôt la contraindre à s'aliter. Son état ne fait que de s'empirer et après quelques jours, elle meurt, victime d'une infection pulmonaire ou d'une bronchite.


Pierre est maintenant seul avec son petit Pierrot âgé de 3 ans et sa mère, Catherine, qui a maintenant 67 ans. Pourtant, il ne restera pas sans épouse très longtemps car une vieille tante qui vit à quelques kilomètres de là décide de lui trouver une compagne. Elle lui présente Clémence. Force est de constater que l'amour opère car ils tombent amoureux l'un de l'autre, comme en témoignent les lettres que Pierre a envoyé à sa promise. Le mariage entre Pierre et Clémence est célébré en avril 1928. Elle donne naissance à trois enfants, dont un décédera en bas-âge. A la maison, Pierrot voit en Clémence une véritable mère qui s'occupe de lui comme de son propre fils.

La vie à la ferme de Vinsberg ne plaît bientôt plus à la famille qui part s'installer à Marange-Silvange. Pierre vend les terres et devient alors ouvrier aux usines d'Hagondange qui cherchaient de la main d’œuvre.

Le destin se répète : son fils, soldat allemand, blessé au combat


Lorsque la guerre éclate en août 1939, Pierre à 42 ans et son fils, Pierrot en a 16. Après la débâcle de 1940, l'Alsace et la Moselle sont à nouveau annexées par le 3ème Reich. L'année de ses 20 ans, Pierrot est enrôlé de force dans l'armée allemande. Ces soldats seront appelés plus tard les Malgré-Nous*. Quel choix a-t’il ? Partir ou désobéir ? Refuser serait synonyme d'emprisonnement, voire de déportation, pour lui et sa famille. Pierrot part sur le front russe et arrive pour la première fois sur le champ de bataille le jour de ses 20 ans, le 23 octobre 1943. Pierrot se souviendra toute sa vie de ce qu'il a vu ce jour là... un arbre, ou du moins ce qu'il en reste, et collé sur le tronc, une main ensanglantée. Devant cet horreur, ses seuls mot sont "Maman, qu'est-ce que je fais là !".

Tout comme son père en 1916, Pierrot prend part aux combats en uniforme allemand. A Marange, son père essaie de suivre sa position grâce aux quelques lettres qu'il reçoit de son fils. Mais en 1944, plus aucune nouvelle. Pierrot a été blessé. Lourdement. Beaucoup plus que son père en 1917. Pourtant, c'est sans doute cette blessure qui le sauvera d'une mort certaine. Tout comme son père, il passera la fin de la guerre en hôpital et en repos.

A l'automne 1944, l'espoir renaît enfin à Marange. Les troupes alliées avancent et atteignent le plateau à l'ouest de la Moselle. Pierre prend alors part aux combats pour libérer le village de Marange. Il est affilié aux FFI. Pierre et toute sa famille redeviennent enfin français !

Plusieurs mois plus tard, un beau jour de mai 1945, on vient crier à la fenêtre de la maison : "Madame Hourte ! Madame Hourte ! Vl'à vot' fils qui revient !". Tout comme ce mois de novembre 1918, à son arrivée, Pierrot embrasse ses parents. Il a un mot de réconfort pour sa mère, elle qui se fait facilement du souci pour son fils... Le destin se répète vous dis-je...

Je ne peux terminer cette histoire en mentionnant les dernières années de Pierre. Son fils Pierrot, se marie deux ans plus tard avec ma grand-mère. Malheureusement, Pierre ne connaîtra pas ses petits-enfants, car il disparaît en février 1948, à l'âge de 50 ans.


Dans le prochain #RMNA, je vous raconterai l'histoire de Paul-Julien JOHANNES, cousin par alliance de Pierre HOURTE. J'essayerai de vous expliquer ce qui a poussé la population mosellane a changé d'avis et à vouloir un retour à la France. Vous verrez également comment, l"esprit de 1918" a marqué la vie de Paul-Julien, et l'a poussé à entrer dans les réseaux de Résistant en 1940.

* J'avais écrit un article sur le destin de mon grand-père au premier ChallengeAZ de 2013. Vous le retrouverez ici.


Sources :
  1.   ASCOMEMO, 2007. Le retour de la Moselle à la France 1918-1919. Collection Mémoire en Image. Editions Sutton. 96p.
  2. Jean-François THULL, 1918 – 2008 : 90e anniversaire du retour de la Moselle à la France, Les Cahiers Lorrains, 2008, N. 3-4, pp. 76-79.
Autres documents et sources utilisées:

  •  MilitärPass de Peter HOURTE du 21/09/1916 à octobre 1918 (Document familial personnel) 
  • Témoignages et documents familiaux (carte postale envoyée par Pierre à ses parents en avril 1917, photographies)
  • Parcours militaire de Pierre HOURTE (mon grand-père). Extrait de son registre matricule (Deutsche Dienststelle - WAST)
  •  Témoignages et anecdotes de ma grande-tante, fille de Pierre et sœur de mon grand-père.
Pour en savoir plus sur le parcours militaire de Pierre HOURTE, cliquer sur le lien.