Dortoir à Maréville (http://pboyer.fr/nancy-hier/) |
Je suis donc attendu auprès d’un médecin. Ceci m’étonne beaucoup. Cependant, je l’accompagne sans poser de question, car je serai rapidement fixé sur le motif de cet entretien. Après avoir traversé plusieurs couloirs, nous arrivons devant une porte sur laquelle il est écrit « Docteur Broc – Médecin en chef de la division des hommes (1) ». L’infirmière frappe alors trois coup, ouvre la porte et me laisse entrer. Un homme en blouse blanche est assis à son bureau où sont entassées des chemises en carton que je pense être des dossiers de patients. En me voyant, il se lève et me sert la main :
"- Bonjour monsieur Dellinger. Permettez-moi de vous remercier d’être venu si vite !A l’énoncé de mon nom, je reste bouche bée. Comment connait-il mon nom ? En voyant mon étonnement, il reprend la parole :
- Nous vous avons convoqué ce jour pour évoquer le cas du dénommé Jean-Jacques Hubert WALENTIN, communément appelé Hubert WALENTIN, âgé de 48 ans, placé d’office dans notre asile d’aliénés de Maréville depuis le 14 novembre 1869. Vous êtes bien un parent du patient ?
- Oui effectivement.
A sa question, je ne peux qu’acquiescer car je suis un de ses descendants, et donc de parenté. Le docteur Broc ouvre alors un dossier sur lequel je devine effectivement le nom de mon aïeul.
Extrait du registre matricule de l'Hospice de Maréville (AD54 - 1855W493) |
Le docteur poursuit :
- Bien. Reprenons. Nous avons souhaité vous voir sur demande du patient. Ceci est, je vous l’accorde, un fait exceptionnel, mais devant son insistance, nous avons accepté.A ce moment précis, je ne sais pas quoi dire. Ce serait donc Hubert lui-même qui aurait demandé à ce que le médecin s’entretienne avec moi ? L’expérience du rendez-vous ancestral me surprendra toujours autant.
- Bien. Le cas de monsieur WALENTIN présente toutes les caractéristiques d’un état de folie caractérisé par des idées de grandeur. Je connais très bien ces troubles que j’ai étudiés pendant ma thèse (2). Depuis que nous le suivons, il continue de prétendre qu’il tient de Jésus-Christ un grand pouvoir médical. Il dit également qu’il aurait cheminé avec lui pendant plusieurs lieues. Vous a-t-il déjà parlé de ses idées excentriques ?
- A vrai dire, non.
- Monsieur, je ne vous cache pas que nous sommes inquiets. Son état se dégrade. Il présente un affaiblissement notable de toutes ces forces physiques. Je crains qu’il soit frappé tôt ou tard d’une paralysie généralisée.
Le diagnostic énoncé par le docteur Broc est sans appel. Mon aïeul présente des troubles importants et j’en suis terriblement peiné. Hubert WALENTIN, charron, marié à Marie Anne PISTER, et qui avait eu 5 enfants… Comment a-t-il pu devenir aliéné ? Ne sachant pas quoi lui répondre, je lui pose la question que tout le monde pose à son médecin :
- Euh... et vous pensez qu’il y a un espoir de guérison ?Notre discussion est interrompue.
- Ces cas présentent malheureusement peu d’évolutions positives, il est en effet…"
L’infirmière qui m’avait amené jusqu’ici frappe à nouveau à la porte, elle entre et déclare au docteur que le patient WALENTIN nous attend dans la salle d’auscultation. A ces mots, le médecin me demande de le suivre. En déambulant dans les couloirs de l'hôpital, je suis mêlé de sentiments très étranges. Je suis à la fois heureux de pouvoir rencontrer mon aïeul, mais j’appréhende. Comment vais-je réagir ? Pourquoi veut-il me voir ? Et comment se fait-il qu’il me connaisse ? Je commence à ressentir un point au niveau de l’estomac. Le stress me gagne.
Nous entrons enfin dans la salle d’auscultation. Hubert est debout. Il est vêtu d’une sorte de chemise de nuit blanche. Ses cheveux bruns sont en bataille et il semble fatigué. Je reconnais ses traits de visage : le nez et la bouche sont effectivement un caractère physique que je reconnais chez les WALENTIN. De chaque côté, deux infirmiers le maintiennent, tel deux gendarmes qui viennent d’attraper un malfrat. A mon arrivée, Hubert esquisse un sourire, comme s’il venait de voir un ami ou un membre de sa famille. Le docteur Broc reprend la parole :
- Bonjour monsieur WALENTIN. Voici l’homme dont vous nous avez parlé. Le reconnaissez-vous ?Je suis estomaqué. Sa réponse arrive comme un électrochoc. Il me connaît et connait le motif de ma venue. Est-ce son état, que l’on qualifie de folie, qui lui permet de savoir l’identité du visiteur du RDV Ancestral ? Pendant que je divague dans mes pensées, le docteur poursuit ses propos:
- Oui, je le reconnais. Il se nomme Sébastien et nous avons un rendez-vous aujourd’hui! C'est moi qui lui ai demandé de venir !
- Bien, continuons. Monsieur Valentin, est-ce que vous maintenez que vous avez cheminé avec le Christ pendant plusieurs lieues ?A ce moment, Hubert se tourne et m’interpelle :
- Oui, je le maintiens. Et je ne suis pas fou !
- Sébastien, vous savez qui je suis ! Vous connaissez la famille ! Vous l’avez vu dans vos recherches ! mes descendants ne sont pas fous ! et vous non plus ! Vous le savez, vous qui venez de l’avenir !
- Monsieur Valentin ! Voyons ! Cessez vos propos qui n’ont pas de sens !
Je suis dans l’embarras. Je ne peux pas dire la vérité au médecin au risque d’être moi aussi enfermé. Pourtant, je ne veux pas laisser Hubert dans cette confusion. En avocat de mon ancêtre, je lui réponds:
- Docteur, il y a une part de vérité dans ce que dit Hubert. Ne lui en tenez pas rigueur. Il y a dans tous nos esprits une part de rêves ou de folie. Hubert a ses propres rêves et ses propres réalités. Même si les deux se confondent dans sa tête, il n’en reste pas moins un homme, avec ses qualités et ses défauts. Un homme qui a eu un métier, une femme, des enfants. Un homme qui a été apprécié par ses proches. Traitez-le en homme.Voyant que le médecin ne comprend pas vraiment la situation, Hubert se retourne à nouveau vers moi et me dit: « Ce n’est pas grave, on aura quand même essayé ! ».
Sous les ordres du médecin, les deux infirmiers prennent Hubert à chaque bras pour l’emmener dans son dortoir. En sortant, Hubert me sourit à nouveau et je l’entends encore me crier « Ce n’est pas grave Sébastien, on aura essayé ! On se reverra mon p’tit gars, on se reverra à un prochain RDV Ancestral ! ».
La scène avec Hubert s’arrête ici. Le médecin et l’infirmière me raccompagnent en silence, me saluent et me laissent seul devant l’immense porte d’entrée de l’hôpital de Maréville. En attendant mon retour, je m’assoie au pied d'un arbre. Cette nouvelle expérience m’a totalement épuisé. J’ai été pendant un instant en face de la dure réalité de mon histoire familiale, sans filtre. Le RDV Ancestral crée des ponts et ouvre des chemins entre les générations. Il nous faut accepter le bon comme le moins bon. Hubert savait qui j’étais et connaissait vraisemblablement les circonstances de ma visite. Finalement, je me demande s’il est aussi fou que cela…
L'entrée de l'asile de Maréville (Source : Delcampe.net) |
Sources et documents :
(1) Le Docteur Broc sera médecin en chef de la division des hommes de l’Asile de Maréville jusqu’en 1870, date où il sera promu Directeur de l’Asile de Bonneval. Il sera remplacé par le Docteur Bécoulet (Annales médico-psychologiques. Journal de l’aliénation mentale et de la médecine légale des Aliénés, Masson, 1870, Paris).
(2) GARNIER Paul-Emile, 1878. Des idées de grandeur dans le délire des persécutions. Paris : V.A. Delahaye.
Autres sources utilisées pour ce RDV Ancestral :
- Arch. Dept. de la Moselle : Registre matricule de la population de l'Hospice St-Nicolas de Metz pour l'année 1869 (AD57 - 1HD/F29/35)
- Arch. Dept. de la Moselle : Ensemble des actes d'état-civil relatifs à la famille de Hubert WALENTIN.
- Arch. Dept. de Meurthe-et-Moselle : Registre matricule des hommes aliénés à Maréville. Dossier de Jean-Jacques-Hubert VALENTIN (AD54 - 1855W493)
Extraordinaire trame et insomnie super constructive !
RépondreSupprimerRécit lu d'une traite.
Merci pour ton commentaire et ravi que le texte t'ai plu! J'ai vraiment l'impression que c'est Hubert lui même qui m'a inspiré ce RDVAncestral !
SupprimerMais ça fait froid dans le dos... j'y crois moi à l'appel de cet ancêtre... alors qui est fou dans cette histoire ? Le visité, le visiteur, le médecin, le lecteur ?
RépondreSupprimerTrès agréable à lire !
Merci Catherine pour ton commentaire! je rejoins ton questionnement: qui est véritablement fou dans cette histoire ? J'espère en tout cas le retrouver dans un prochain #RDVAncestral pour en savoir un peu plus !
SupprimerQuel audace d'entrer comme çà en contact avec cet aïeul "aliéné"
RépondreSupprimerMerci Frédéric!
SupprimerJ'ai souhaité échanger avec lui avec respect. Même s'il était considéré comme aliéné, il n'en demeure pas moins un homme.
Quelle rencontre, l’expérience du RDVAncestral est une fois de plus très surprenante, comme tu en témoignes.
RépondreSupprimerJ’adore ce récit tout en bienveillance pour Hubert qui apparaît tellement humain et qui t’appelle.
Je suis sûre que ce texte t’a réconforté et que tu te sens complice avec cet aïeul en souffrance.