samedi 15 décembre 2018

#RDVAncestral - Pourvu qu'il ne soit pas trop tard...

Depuis un mois, j'attends patiemment le prochain #RDVAncestral. Il faut dire que ma rencontre avec Oswalt RICHARD s'était très bien passée et j'avais beaucoup apprécié notre discussion. Mais là, je suis dans l'inconnu. Pensez-donc ! Une heure que je marche sur ce chemin de terre et de cailloux ! Je ne sais d'ailleurs ni où je suis et quand. La seule chose que crois devoir faire c'est d'avancer et de mettre un pied devant l'autre...

Bon, voyons Sébastien ! Je dois arrêter de grommeler ! J'ai connu des situations plus difficiles. Et puis, finalement, le fond de l'air est plutôt doux en cette fin de journée et je devrais profiter de cette promenade bucolique. Je continue donc de marcher, mais pourtant, au fond de moi, j'ai un mauvais pressentiment.

Enfin, j’aperçois un village. Au fur et à mesure que j'avance, je distingue au bord du chemin la silhouette d'un homme, debout contre un arbre. Il porte un long manteau de toile et sa tête est recouverte d'une capuche. Étrange accoutrement pour cette période de l'année me dis-je intérieurement. Avec sa main droite, il fait sauter une pièce de monnaie qu'il rattrape aussitôt. Il attend. Il m'attend.

J'arrive à dix mètres de lui quand il m'adresse la parole :
"Dépêchez vous cher ami, nous allons être en retard!".
A ces mots, je sursaute. J'essaie de distinguer son profil mais le soleil couchant m'empêche de percevoir les traits de son visage. Pourtant, cette voix m'est presque familière. Je me dirige alors vers lui et il enlève sa capuche.
" - Hubert, vous ici ?
- Et oui mon cher Sébastien ! Nous nous retrouvons encore une fois ! Cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes pas croisés  !"
Sa présence ici ne doit rien au hasard. J'imagine que la personne que je dois rencontrer aujourd'hui est de la famille VALENTIN. Trop impatient de savoir l'objet de mon #RDVAncestral, je l'interroge :
"- Hubert, qui devons-nous rencontrer aujourd'hui ? Et quel jour sommes-nous ?
- Voyons... il réfléchit. Nous sommes aujourd'hui le lundi 11 mai de l'année 1812.
- 11 mai 1812, vous en êtes certains ?"
Mes pensées cherchent une lieu, une personne... 11 mai, la veille du 12... Mais...
"- Oh ! Mon Dieu !
- Comme vous le dites mon cher ami. Nous devons nous dépêcher avant qu'il ne soit trop tard."
A ces mots, nous nous mettons en marche sans vraiment connaître l'endroit exact où nous devions aller. Nous approchons d'Hémilly, une commune située entre Metz et St-Avold. C'est un village typiquement lorrain structuré en deux rangées de maisons le long de la rue principale. Au milieu, se dresse l'église.

Arrivé à la première bâtisse, Hubert frappe à la porte et entre directement. Je suis un peu gêné par son impertinence, mais bon, nous sommes pressés. Une vielle dame vient alors à sa rencontre et nous demande ce que nous venons faire ici. Hubert prend aussitôt la parole :
"- Bonsoir madame, excusez-nous de notre entrée mais nous cherchons la maison de l'instituteur, nous devons y aller et c'est très urgent."
A ces mots, elle semble comprendre et nous donne les quelques explications nécessaires :
"- Vous trouverez sa maison à droite de l'église, je crois savoir que notre Curé y est allé après l'angélus.
- Nous vous remercions. Passez une bonne soirée."
Nous reprenons notre chemin en direction de la maison qu'elle nous a décrite. Hubert presse le pas et j'ai du mal à le suivre. Plus d'une heure que je marche tout de même !

Ça y est, nous y sommes. J'essaie tant bien que mal de reprendre mon souffle.

Nous frappons à la porte. Une dame nous ouvre, nous accueille et nous demande de faire silence.

Nous pénétrons dans la pièce principale de la maison qui fait office de cuisine et de chambre. Au milieu, la table est recouverte d’un linge blanc sur lequel est posé un crucifix, deux bougies sur leurs chandeliers, un ciboire, un vase rempli d'huile et une assiette dans laquelle sont placés plusieurs morceaux de laines et de tissus. Plusieurs personnes sont présentes et se tiennent agenouillées.

Dans le lit, un vieillard est couché et semble très affaibli. Seul debout, le curé réalise ce que je devine être les derniers sacrements. Les émotions me submergent et j'ai du mal à reprendre ma respiration. J'essaie de me calmer.

Un des hommes nous demande de nous approcher et de nous agenouiller également.

L'extrême-onction, Pietro Antonio Novelli, 1779. Domaine public.

Au bout de quelques minutes, un enfant de chœur apporte au prêtre le vase d'huile qui était posé sur la table. D'un pas lent, ce dernier avance à nouveau vers le vieil homme puis trempe son pouce droit dans le récipient avant de l'apposer sur l’œil droit, paupière fermée, en réalisant le signe de croix. D'une voix basse il dicte ses mots :
« Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus, quidquid per visum deliquisti ».
Le vieil homme ouvre alors sa bouche et répond difficilement par un « Amen » .

S’ensuit alors l’onction de l’œil gauche, des oreilles, des narines, de la bouche, des mains puis enfin des pieds. Le rituel terminé, le prêtre frotte son pouce sur un morceau de mie de pain, se rince avec de l’eau puis s’essuie à l'aide d'une serviette blanche.

Très rapidement, et sentant sans doute la fin arriver, il se rend vers la table. Il réalise une génuflexion et découvre le Ciboire pour y prendre l’hostie qu’il tient légèrement surélevé au-dessus de la coupe. Il s’approche du mourant et lui montre en disant : « Ecce Agnus Dei, ecce qui tollit peccata mundi… ».

A cet instant, une grande émotion m’envahit à nouveau. C’est la première fois que j’assiste aux derniers sacrements d'un homme. J'éprouve alors une profonde tristesse et je sens une larme couler sur ma joue. Ce sont les derniers instants d’une vie… Et quelle vie !

Lui qui n’était que manœuvre, il est parti combattre dans l’armée du Roi Louis XV pendant la guerre de Sept Ans, avec femme et enfants. Et puis, de retour en son pays, avec force et courage, il a voulu s'extraire d'un destin qui lui était tout tracé. Apprendre à lire, se faire respecter par la communauté… Après quelques années, il part de son village pour s’installer à Lüe et devenir le Garde du château et de ses terres. Pendant la Révolution française il deviendra Garde Champêtre. Beau parcours pour un homme qui devait rester manœuvre ! Mais aujourd’hui, je suis devant un vieillard, amaigri et souffrant des épreuves que la vie ne lui a pas épargnées. Sans le sou, il était devenu mendiant, sans doute trop fier pour accepter d’être hébergé par son fils. Pourtant, c’est bien chez lui qu'il vit ses derniers instants. Il ne pouvait plus refuser. Mon cher Bernard VALENTIN, j’aurais tant voulu vous croiser à un autre moment de votre vie !

A cet instant, je relève ma tête et rouvre mes yeux. Je vois le prêtre lui remettre l’hostie qu’il avale difficilement. Son fils, Joseph, lui soutient la tête pour qu’il puisse recevoir le Saint-Viatique.

Je me tourne alors vers Hubert agenouillé à côté de moi et je perçois également sa grande émotion et l'immense chagrin qu'il ressent. Il assiste aux derniers instants de son arrière-grand-père qu'il n'a jamais connu.

Les sacrements terminés, le prêtre s'assied à côté du lit. Nous restons tout autour de lui. Nous veillons.

La nuit est maintenant tombée depuis plusieurs heures et seuls les flammes vacillantes des bougies apportent quelques lueurs dans ces instants si sombres.

Le temps s'écoule, lentement, très lentement. J'ai l'impression que cette veillée dure un éternité mais pourtant, je ne souhaite pas qu'elle se termine car cela signifierait que tout est fini.

La nuit avance. La respiration de Bernard se fait de plus en plus lente et profonde. Une tension silencieuse remplit la pièce. J'ai la gorge nouée. Mon cœur bat de plus en plus fort à mesure que le sien peine à continuer.

Et puis vers une heure et demie du matin, Bernard pousse son dernier soupir.

C'est terminé.

Hubert, visiblement éprouvé, sort de la maison et me demande de le suivre.

Nous marchons quelques mètres. Le ciel est couvert d'étoiles et nous plonge dans l'immensité des mystères de la vie et de la mort. Après plusieurs minutes, et reprenant ses esprits, Hubert me dit:
"- Je crois que notre rendez-vous ancestral se termine ici.
- Oui je le crois... Hubert, je vous remercie de m'avoir accompagné dans ce moment si triste. C'est la première fois que j'assiste aux derniers instants d'un homme. J'en suis bouleversé."
Hubert me sourit et me prend dans ses bras. Ne pouvant plus retenir mon chagrin, je fonds en larmes.

Ce rendez-vous ancestral touche à sa fin et nous devons nous quitter. Je remercie encore Hubert et le salue en espérant le revoir dans un moment plus joyeux.

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Sources :

  • Le rituel des derniers sacrements que j'ai décrit est inspiré des éléments décrits dans le Rituel de Saint-Diez (Vosges) qui devait être très proche de ce qui était pratiqué en Moselle. Lien.
  • L'extrême-onction dans l'ancien temps. Article du blog "Garrigues et sentiers" paru le 1er novembre 2012. Lien
  • Acte de décès de Bernard VALENTIN. Archives départementales de la Moselle. Paroisse de Hémilly. 5 MI318 /1 (NMD 1793-an VII, an II-1892).

16 commentaires:

  1. Très beau #RDVAncestral Sébastien ! Et comme toi, on commence à s'habituer à ces rencontres sporadiques avec Hubert V. ;=)

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    1. Je te remercie Marie pour ta lecture et ton commentaire ! Je suis heureux qu'Hubert, que je nomme affectueusement mon "fou" devienne un personnage récurrent de mes RDV Ancestraux !

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  2. Mince alors ! j'en ai eu les larmes aux yeux. Très belle évocation des derniers instants.

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    1. Merci beaucoup ! C'est également un sujet qui m'a beaucoup touché lors de son écriture.

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  3. Recueillement,empathie, écriture fluide et émotion à la lecture.

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    1. Merci beaucoup Fanny pour ton commentaire. Émotion partagée entre rédacteur et lecteur : j'en suis très heureux !

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  4. Du suspense, un pressentiment, une longue soirée… ce #RDVA nous tient en haleine jusqu’au dernier souffle.
    C’est tellement bien raconté !

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    1. Je te remercie Marie pour ton commentaire. Tes compliments me vont droit au cœur !

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  5. C'est beaucoup trop triste... heureusement que le fidèle Hubert était à tes côtés

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    1. Merci Catherine. Dans ces moments, je peux effectivement compter sur Hubert, mon nouvel acolyte de ces RDVAncestraux !

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  6. Quel beau récit ! Et instructif en plus sur les rites de nos aïeux !

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    1. Merci beaucoup Christelle !
      L'écriture de ce billet m'a tout également permis d'en apprendre plus sur ce rituel, et encore, je n'ai pas mis tous les détails. Le lien vers les rituels de Saint-Dié est vraiment intéressant à lire.

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  7. Jamais déçue par vos articles toujours passionnants. Descriptif des derniers sacrements très intéressant. Merci pour ce texte !

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    1. C'est très gentil Béatrice ! Merci beaucoup pour ce sympathique commentaire :)

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  8. Billet très touchant comme toujours. Mais permettez-moi d’écrire la suite! Tout à coup en plein milieu de la nuit quelqu’un secoue notre porte et appelle : Eh, Bèque-bois, réveilles toi ! C’est Hubert qui est là pour chercher mon père. Il faut prendre les mesures pour le cercueil et se mettre au travail immédiatement. Il ne faut surtout pas traîner car il fait déjà chaud en mai. Papa a toujours de belles planches de chêne prêtes pour ce genre de clients et maman a tout ce qu’il faut au grenier pour garnir le cercueil. Aujourd’hui papa prendra son repas sur le pouce dans son atelier. Il faut se dépêcher. Quand tout sera prêt, il mettra le cercueil sur sa vieille charrette, celle avec laquelle, il fait la fenaison pour nos lapins et prendra la route pour délivrer le cercueil terminé. Comme d’habitude, il ne trouvera qu’une ou deux vieilles femmes avec assez de courage pour l’aider à mettre en bière.
    C’était ma famille dans les années 50 dans mon petit village lorrain de la région de Nancy. Annick H.

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    1. Bonjour et merci Annick pour votre commentaire et votre proposition de fin ! Et oui, tout ne se finit pas avec les derniers sacrements ! Le cercueil, la veillée du mort, les funérailles, l'enterrement... Cette suite est tout à fait plausible effectivement !
      Mais Annick, nous n'en avions pas parlé, mais vous avez des origines lorraines ?

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